Après six années passées au sein de la rédaction Tech, Raphaël Balenieri, journaliste aux Échos, aborde le thème de l’intelligence artificielle (IA) dans son tout premier livre, fruit d’une réflexion et de recherches approfondies menées auprès d’experts du secteur. Dans cet entretien, nous avons pu échanger avec lui plus avant sur son ouvrage.
Et si on parlait encore une fois d’intelligence artificielle ? Ou plutôt, si on en parlait avec Raphaël Balenieri, journaliste aux Échos, qui a décidé de lui dédier son premier livre, sorti en octobre, intitulé IA, le match du siècle ?
Dans cet essai, issu de six mois de recherches et d’entretiens avec les spécialistes du sujet, il réussit à rendre l’IA et ses enjeux actuels plus faciles à comprendre – même la partie sur les GPU, c’est dire ! Les propos sont d’autant plus pertinents qu’ils disposent d’un an et demi – voire deux ans – de recul sur l’émergence de l’IA générative, ce qui permet d’avoir plus de mise en perspective sur un sujet qui évolue toujours extrêmement vite.
La vague de l’IA générative a commencé avec l’arrivée de ChatGPT. On se souvient quasiment tous de là où on était quand quelqu’un nous en a parlé pour la première fois. Quelle est votre propre expérience de cette découverte ?
J’ai découvert ChatGPT comme tout le monde et je m’y suis intéressé avant tout en tant que journaliste, pour savoir ce que cette technologie apportait, qui étaient les acteurs derrière, etc. J’ai eu l’occasion de tester ChatGPT, mais je ne suis pas devenu un fervent utilisateur car, en tant que journaliste en presse écrite, mon métier consiste avant tout à trouver des titres accrocheurs, à rédiger des contenus, à effectuer un travail d’analyse… Pour cela, je compte encore principalement ou exclusivement sur l’humain et je reste bien évidemment prudent envers cet outil.
La rédaction de ce livre vous a-t-elle permis de trouver une réponse à la question « qui va gagner la guerre de l’IA et remporter le match du siècle » ?
L’on commence à avoir des débuts de réponse à cette question. Le propos central du livre est de montrer que l’IA n’est pas une technologie uniforme mais plutôt une chaîne de valeur, une industrie que l’on peut découper en segments, qui constituent justement les six chapitres de mon livre, par exemple sur les LLM, les puces, ou encore les talents. La guerre économique autour de l’IA est incontestable et différents acteurs se démarquent sur chaque point de la chaîne, comme NVIDIA sur les GPU et OpenAi sur l’IA grand public. Il n’y a pas un vainqueur, mais bien des vainqueurs.
Parmi toutes les informations de votre livre, quelle est celle qui vous a le plus fasciné ou surpris ?
Dans le chapitre sur la guerre entre les États, je parle des investissements engagés par la Chine et les États-Unis : j’ai été impressionné par les ordres de grandeur des sommes concernées, qui sont massives. Cela montre à quel point les États-Unis dominent ce marché, la France et l’Europe restant loin derrière. On assiste à une bataille à grands coups de milliards de dollars. Je ne m’attendais pas à un tel écart. L’autre découverte que je retiens concerne certains GPU, qui peuvent peser parfois jusqu’à 130 kilos ; cela rend tout de suite l’IA beaucoup plus concrète, surtout quand on sait que les GPU sont un élément essentiel pour le computing.
Êtes-vous plutôt un optimiste ou un doomer[1] vis-à-vis de l’IA et de la technologie en général ?
Je ne suis pas du tout un doomer ; je dirais que je suis un « optimiste prudent ». Je pense que l’IA peut être très utile pour la traduction automatique des langues étrangères, les synthèses de réunion ou les premiers jets. C’est un outil d’aide à la création, et peut-être même à la prise de décision. Mais l’IA soulève aussi des risques énormes, que les États sont heureusement en train de réguler. Dans nos métiers (NDLR : journalisme, communication), on travaille mieux avec Google qu’il y a quelques années, et peut être que demain, ça sera aussi le cas avec ChatGPT. En tout cas, j’ai envie de lui laisser sa chance.
À propos des doomers, dans mon livre je cite Yann Le Cun, directeur de l’IA scientifique chez Meta, qui dit que l’IA générative n’est pas un bouton qu’on allume ou qu’on éteint, et qu’on ne va pas basculer du jour au lendemain dans un monde dominé par l’IA. Que cela va être très progressif. Comme lui, je pense qu’il ne faut pas tomber dans l’idée d’une supermachine qui va tout écraser sur son passage et nous faire passer brutalement d’une ère à une autre. Mais c’est vrai qu’il y a beaucoup de débats philosophiques qui parcourent l’IA aujourd’hui, ainsi que des rivalités très fortes. C’était un chapitre très intéressant à écrire.
Dans votre livre, vous abordez la question de la place de la France face aux États-Unis et au Royaume-Uni sur le plan des talents en IA et des structures de formation. Pensez-vous que la France puisse rivaliser avec ces deux pays, en s’appuyant sur son excellence en mathématiques et sur les budgets décidés par le gouvernement pour développer des pôles universitaires dédiés à l’IA ?
La France a toute sa place en Europe sur le sujet de l’IA ; elle possède les talents nécessaires et dispose de grands laboratoires installés par les GAFA. Il y a effectivement eu une prise de conscience politique de l’importance de cette technologie, même si les investissements ne sont pas toujours à l’échelle comparés à ceux engagés par les autres pays. Si le Royaume-Uni a évidemment l’avantage de sa proximité culturelle et linguistique avec les États-Unis, la France n’est pas en reste et a l’avantage d’avoir de belles têtes d’affiche, notamment avec Mistral AI. Et je dirais que, pour une fois, la France ne part pas de zéro et a même un sacré avantage sur ces technologies, justement grâce à ses talents en mathématiques.
Vous décrivez l’affrontement États-Unis/Chine au niveau technologique comme le « vrai match du siècle ». Quelle influence pensez-vous que la réélection de Donald Trump va avoir sur cette situation dans le futur ?
Je pense que la rivalité actuelle va s’intensifier, étant donné que les États-Unis vont continuer d’investir dans l’IA. Les GAFA ont leur propre plan d’investissement et l’IA reste un outil technologique au service de la puissance économique américaine, ce qui va dans le sens de la stratégie de Trump. De son côté, la Chine va continuer d’accélérer. La grande question sera de voir comment les entreprises chinoises spécialisées dans l’IA vont réagir, car elles dépendent quand même encore beaucoup des composants américains, notamment les GPU de NVIDIA. À mon sens, c’est plutôt à ce niveau que cela va se jouer. Si Donald Trump place des sanctions contre les entreprises américaines qui vendent leurs produits à la Chine, cela pourrait clairement freiner les ambitions chinoises.
Justement, au sujet de la Chine, c’est un pays dans lequel vous venez de vous installer. Pourquoi avez-vous choisi ce pays et pouvez-vous nous en dire plus sur votre nouveau rôle de correspondant aux Échos ?
J’ai une longue histoire avec la Chine : j’apprends le chinois depuis 2005, j’y ai vécu auparavant pendant sept ans et je m’y suis réinstallé cet été. J’ai un poste de correspondant généraliste, avec une dominante économique ; je vais être amené à me déplacer dans les différentes provinces du pays pour couvrir les actualités, observer les changements dans les plus petites villes. Le gros sujet du moment, c’est le ralentissement économique chinois et l’impact sur les entreprises chinoises, européennes et françaises. Je garderai évidemment toujours un œil sur les actualités Tech, puisque la technologie est très implantée en Chine et permet plein d’usages très innovants, en-dehors de l’IA générative. Tout le pays s’est mis en ordre de bataille ; le seul frein reste leur forte dépendance à l’international pour se fournir en puces.
Propos recueillis par Elodie Buch
[1] Une personne inquiète à l’idée d’un effondrement de la civilisation