À l’occasion de la publication de son premier livre traitant des réseaux sociaux, qui se placent de plus en plus au cœur de l’actualité internationale à plusieurs niveaux, et des profils archétypaux qui en découlent, nous avons eu l’occasion de rencontrer Anne Chirol, journaliste indépendante qui écrit notamment pour le Monde et Libération, et d’échanger avec elle sur son ouvrage.

Grande spécialiste du secteur des réseaux sociaux, Anne Chirol s’intéresse majoritairement aux sujets liés aux cultures web, à l’évolution du monde du travail ou encore aux jeunes générations. En novembre dernier, elle a publié  Toi-mème  (paru aux Éditions Denoël) – non, il ne s’agit pas d’une faute d’orthographe mais d’un jeu de mot entre le pronom personnel et le mot « mème », qui désigne les phénomènes internet humoristiques repris, déclinés et parodiés par les internautes.

Dans ce premier livre au style « journalistico-sociologique » comme le qualifie l’autrice, elle présente un recueil de profils archétypaux « des temps modernes », autrement dit « issus des réseaux sociaux », dont une grande partie provient de sa chronique éponyme publiée sur le site du Monde depuis 2023. Ponctuée d’illustrations en couleur de Lisa Carpagnano, cette bible des réseaux sociaux – qui ne compte pas moins de 200 pages ! – montre le meilleur et le pire de ce que les réseaux sociaux contiennent aujourd’hui.

Comment vous est venue l’idée de cet essai et à quel public s’adresse-t-il principalement ?

C’est lors de mon stage de fin d’études au Monde, au service Époque, que j’ai proposé l’idée de cette chronique, pour raconter ces personnages des réseaux sociaux que je trouvais intéressant d’étudier et d’analyser en tant que véritables faits d’actualité. Je voulais raconter ces archétypes du numérique dans toute leur splendeur et leurs contradictions, sans épargner personne. Ces chroniques sous forme de portraits s’adressent à tout le monde et pas uniquement à la jeune génération, familière des réseaux sociaux ; l’idée est de créer des ponts avec les lecteurs moins jeunes, pour leur permettre de comprendre les expressions populaires et les références qu’ils peuvent croiser dans les médias afin de réduire l’écart générationnel qui existe dans la compréhension des réseaux. Si le ton est résolument accessible et drôle, je cherche aussi à bousculer un peu le lecteur en lui faisant comprendre que l’on peut tous se retrouver dans différents archétypes selon le jour ou même le moment de la journée, en fonction de ce que l’on décide de poster sur les réseaux. Pour reprendre les profils de mon livre, on peut très bien être, par exemple, une « fit girl » le matin quand on se lève pour aller à la salle de sport, puis une « trad wife » quand on publie une photo de la tarte aux fruits qu’on a cuisiné dans l’après-midi. Une autre réflexion que je trouve intéressante, c’est de comprendre si les personnes s’auto-identifient à un profils-type, par exemple en rajoutant l’hashtag #tradwife, ou si cela se fait à travers le regard et les retours des followers.

Pensez-vous que les influenceurs et les contenus sur les réseaux sociaux s’uniformisent ou, au contraire, se diversifient ?

Les deux, selon moi. Il y a une uniformisation inévitable des contenus, pour maximiser les chances de capter l’attention du plus grand nombre d’utilisateurs. C’est le cas, en ce moment, avec l’ASMR que l’on retrouve partout et que tout le monde attend ; ça a également été le cas avec l’utilisation du filtre « Bold glamour », pour s’aligner avec les sœurs Kardashian. Les algorithmes, notamment celui de Tik Tok, renforcent cette tendance à l’uniformisation en poussant des contenus similaires en termes de standards de beauté ou de comportements. Mais en parallèle, il y a aussi une surenchère de l’innovation, toujours dans le but d’augmenter ses audiences, avec de nouveaux concepts qui apparaissent à tout instant mais qui s’épuisent très vite aussi. On pense par exemple à Inoxtag qui s’est fixé comme objectif de tenter l’ascension de l’Everest, en se demandant ce qu’il pourra trouver d’autre par la suite pour conserver l’intérêt de ses followers. Cela place les réseaux sociaux et les influenceurs dans une situation paradoxale : rentrer dans des cases tout en étant original.

Qu’est-ce que cette liste de cinquante profils vous inspire en priorité : de l’admiration, de l’effroi, de l’indifférence ?

Je suis contradictoire, car j’adore les réseaux autant que je les déteste. Je les utilise depuis que j’ai huit ans ; ils me font peur autant que je m’en inspire. Du côté des avantages, ils permettent de garder du lien avec les gens, de trouver des inspirations, d’avoir accès à des choses auxquelles il était impossible d’accéder avant. Mais ils ont aussi des limites, à commencer par la question de la modération et des algorithmes, qui exercent une influence beaucoup trop forte sur tous les aspects, mais aussi l’addiction que l’on a tous développé, jeunes comme moins jeunes, et le temps passé sur les réseaux. Concernant les influenceurs, je suis critique envers eux mais je trouve aussi qu’ils sont admirables d’endosser ce rôle, de ne plus avoir de vie privée, d’être soumis au jugement des autres en permanence. Mon positionnement et mon sentiment sont donc très ambivalents.

L’actualité récente a été riche en annonces et en décisions portant sur la modération des réseaux sociaux : quelle est votre analyse sur cette question ?

Les Français, et plus largement les Européens, veulent garantir la modération des réseaux sociaux, contrairement aux Américains, qui prônent le « free speech movement » et la liberté pour chacun de dire ce qu’il veut. Il s’agit donc de deux approches opposées. Malheureusement, une grande partie des réseaux sociaux est dirigée depuis les États-Unis, c’est là-bas que sont prises les décisions concernant la modération et les algorithmes. Et l’impact des réseaux sociaux est de plus en plus important, comme nous l’a confirmé l’affaire Cambridge Analytica en influençant fortement les élections américaines en 2016. L’Europe est malheureusement soumise au bon vouloir des géants de la tech et de leurs décisions sur la modération. Il faudrait plus de régulation sur cela, mais ce n’est pas non plus évident et je ne suis pas très optimiste à ce niveau-là.

Avez-vous un profil favori parmi ceux de votre livre ?

J’en ai beaucoup, je dois avouer, mais j’aime particulièrement le profil de la « sad girl », cette adolescente qui partage son mal-être au grand jour. Historiquement, c’est le premier profil qui m’a intéressée et inspirée pour lancer ma chronique, le premier que j’ai rédigé, et c’est un personnage dont je me sens proche, car je viens des années durant lesquelles on racontait sa vie sur les Skyblogs. On peut aussi penser à la « Tumblr girl », qui est la petite sœur rebelle et grunge de la « sad girl ».

Enfin, quelle tendance liée aux réseaux sociaux vous a récemment interpellée ?

Un phénomène que je trouve intéressant à suivre en ce moment, c’est celui de la « détox digitale », qui a récemment été remis au goût du jour par l’influenceuse Lena Situations. Après trente jours où elle a disparu des réseaux, sans prévenir personne en amont, elle a constaté que, en plus d’avoir eu l’occasion de faire plein d’activités qu’elle n’avait jamais le temps de faire d’habitude, elle a aussi perdu 10 000 abonnés. À son échelle, c’est peu, mais cela montre que lorsqu’un influenceur n’est pas disponible ou visible, les gens se lassent et le contrat de confiance est alors rompu. Il y a aussi une vraie contradiction de voir des influenceurs raconter en détail et a posteriori leur « détox digitale » à leur communauté, en expliquant à quel point cela leur a permis de se recentrer sur eux-mêmes, en poursuivant les mêmes objectifs habituels de générer des likes et de créer de l’engagement. Les réseaux sociaux ont été pensés selon le même principe que les casinos, avec un circuit de récompense permanente avec les notifications qui créent de la dopamine et rendent les utilisateurs addicts. Cela va inévitablement entraîner des répercussions sur la santé mentale des jeunes qui ont été immergés dedans depuis le début. Sans parler de la question des « enfants influenceurs ». Toutefois, cette tendance a aussi son pendant inverse, avec le contre-mouvement des « dumb phones » : en effet, de plus en plus d’utilisateurs choisissent des téléphones portables très basiques, dépourvus des technologies actuelles, qui ne servent qu’à téléphoner. Cette tendance low-tech représente un retour aux sources, mais cela ne reste qu’un micromouvement pour l’instant.

Propos recueillis par Elodie Buch