Pour commencer l’année du bon pied (ou presque), j’ai lu le livre-enquête L’enfer numérique (publié en 2021) de Guillaume Pitron ; un titre on ne peut plus dramatique, surtout quand on lui accole son sous-titre « Voyage au bout d’un like », une référence directe au film de Michael Cimino, Voyage au bout de l’enfer, qui a marqué et traumatisé son époque. C’est justement l’effet que ce livre ambitionne d’opérer sur les êtres numériques que nous sommes collectivement devenus : marquer les esprits, faire prendre conscience des coulisses du Net, sans accabler certains acteurs en particulier, puisque tout est fondamentalement lié, imbriqué.
L’immatérialité (pas si immatérielle) du Net
Si l’on met de côté les appareils physiques dont nous nous servons pour accéder aux ressources du Net, ce dernier est purement immatériel. Une « toile » dans laquelle on pénètre sans vraiment identifier sa porte d’entrée – à part peut-être le moteur de recherche le plus utilisé au monde, à qui l’acronyme GAFAM doit sa première lettre -, dans laquelle on navigue de plus en plus vite sans visualiser concrètement les chemins empruntés pour sauter d’une page web à une autre, et dont la simplification toujours plus poussée de l’expérience utilisateur – grâce au travail sans relâche des équipes de R&D aux quatre coins de la planète – nous donne l’illusion de pouvoir accomplir des miracles avec seulement un ou deux clics, comme un magicien qui utilise sa baguette magique.
On en oublie trop souvent que le monde numérique repose sur des fondements bel et bien physiques, matériels, qui consomment de l’énergie et des ressources, et polluent comme n’importe quel autre secteur d’activité.
L’enquête de Guillaume Pitron, développée sur plus de 300 pages, est poussée à l’extrême, le menant, pendant près de deux ans, à voyager sur quatre continents pour récolter des informations et montrer à quel point « le monde dématérialisé du numérique […] s’avère bien plus tangible que nous ne voulions le croire ». Pour cela, il utilise comme fil rouge le cycle de vie d’un like, avec toutes les préoccupations et les étapes qui lui sont liées. Son idée de départ est de dire que lorsque l’on like la photo d’un collègue qui se situe à deux mètres de nous dans l’open-space, cette action que l’on croit anodine effectue pourtant en réalité un trajet de plusieurs milliers de kilomètres, entraînant des répercussions et des impacts en cascade. Que ce soit pour envoyer un e-mail ou un message instantané, poster un émoji, une vidéo ou une photo sur un réseau social, le rapport établi en 2017 par l’ONG internationale Greenpeace estime qu’une véritable infrastructure a été créée pour servir ces besoins et qu’elle sera « probablement la chose la plus vaste construite par l’espèce humaine ».
Prendre conscience de l’inflation des usages numériques et de son impact
Face à l’augmentation continue et toujours plus forte des pratiques numériques, la question de la pollution générée se fait plus pressante. Selon l’association GreenIT, le secteur du numérique génère une empreinte équivalente à deux ou trois fois celle du Royaume-Uni ou de la France, et la consommation électrique qui lui est imputée augmente de 5 à 7 % par an et pourrait solliciter 20 % de l’électricité mondiale en 2025.
En 2025 toujours, chaque utilisateur générera 5000 interactions digitales par jour. Cette inflation des usages numériques constitue un défi auquel doivent répondre les fabricants d’équipements en commercialisant plus d’interfaces, qui soient aussi plus agréables à utiliser, performantes et polyvalentes. Dans cette dynamique, les applications et programmes utilisés dans les interfaces sont de plus en plus lourds pour être plus performants : certains logiciels sont qualifiés d’« obésiciels » car ils contiennent trop de fonctionnalités énergivores et reposent sur trop de lignes de code. Selon GreenIT, « le poids d’une page Web a été multiplié par 115 entre 1995 et 2015 ».
D’un autre côté se développe également l’approche « IT for Green », selon laquelle les technologies sont au service du vert et qu’il ne sera bientôt plus possible de maîtriser le changement climatique sans avoir recours au numérique de façon massive.
L’enfer numérique aborde bien sûr d’autres sujets liés aux coulisses du numérique, dont j’aurai l’occasion de vous parler un peu plus tard dans l’année. Si vous êtes du genre « éco-anxieux » (ne devrait-on pas déjà tous l’être ?), ce livre n’ira pas en vous rassurant, mais je vous le conseille tout de même pour vous aider à devenir des internautes plus prudents, avertis et mesurés. Entre enquête de terrain, chiffres, informations et citations d’experts en tous genre, il s’agit à l’heure actuelle de la Bible sur le sujet, présentant un point de vue certes tardif, mais espérant surtout réveiller les consciences.
Elodie Buch